Le chant de marin (2011)

Le chant de marin (2011)

 

Chantons pour passer le temps…
Alain Genty
De l’Institut Français de la Mer
C’est -bien sûr- une chanson de marins, parmi tant d’autres. Je vous propose donc
de passer un peu de ce temps en leur joyeuse compagnie. Les marins chantent,
depuis des siècles. Les textes anciens ne nous disent pas si les marins phéniciens
chantaient ; ils ne précisent pas non plus si les malheureux enchaînés dans les trières
connaissaient autre chose que le martèlement sur un tambour pour rythmer la cadence.
Peut-être est-ce dans ce dernier cas qu’est née la notion d’aider à soutenir l’eff ort?
On sait que -dès le ixe siècle- les envahisseurs normands avaient leurs chants,
mais nous n’avons pas trace de paroles ou de mélodies. Le chant de marin est attesté dès
le xvie siècle, sous Elizabeth Ière ; à l’époque, on parlait déjà des sea shanties, le shanty
venant probablement du français « chant » ou « chanter ». Il s’agissait à l’époque de
fêter la victoire de la couronne britannique sur « l’invincible » Armada.
Mais les formes de chansons parvenues jusqu’à nous sont surtout des xviiie et
xixe siècles. Dans la marine à voile, le travail était dur et les matelots avaient pris l’habitude
de s’encourager par des chants : l’un d’entre eux lançait une phrase, les autres répondaient
à l’unisson. Les chants variaient selon le type de navire et selon la manoeuvre
à eff ectuer ; c’est ainsi qu’on trouve : les chants pour déhaler, pour hisser les voiles, pour
les aff aler, pour virer, les chants de guindeau, les chants à ramer… Il y en avait même
pour le pompage de l’eau, car les cales étaient souvent inondées. À navires diff érents,
chants diff érents : ce n’étaient pas les mêmes sur un clipper, un baleinier ou un terreneuva.
À terre aussi, les corporations avaient les leurs : chaudronniers, charpentiers et
maîtres-voiliers, souvent inspirés de ceux du bord.
Un des plus anciens, anglais, est « Boney ». Le shantyman, choisi par ses pairs,
commençait : « Shantyman: Boney was a Warrior. - All: Way, hey, ya! - Shantyman:
A warrior and a terrier - All: Jean-François. » On retrouve ici l’infl uence du français :
le pauvre Jean-François est de Nantes, port fl orissant au xviiie siècle ; tout le monde
connaît ses mésaventures ; on retrouve Nantes dans beaucoup de chants de marins, tant
français qu’étrangers.
Les chants voyageaient autant que les matelots et les nations se les empruntaient
: c’est ainsi que les Anglais avaient adopté « Les fi lles à cinq deniers » ; quelquefois
à dix ou sept deniers, mais la chanson fi nissait invariablement par « Les fi lles à un
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denier ». Les marins français qui allaient à Valparaiso charger des nitrates ou du guano
avaient leur propre adaptation de « Goodbye Fare Well » qui n’était plus que le refrain
de « Hardi les gars vire au guindeau ». Vie rude des matelots dont même les moments les
plus tragiques sont repris en chanson ; ainsi : « Sur un îlot de cannibales / Nous avions dû
nous réfugier / Pour voir si nous étions mangeables / Ils commencèrent à nous palper. »
Les corsaires avaient aussi les leurs et Francis Vallat, président d’honneur de
l’Institut Français de la Mer, a eu la bonne idée de donner une seconde vie au fameux
« Au 31 du mois d’août » que les Anglo-saxons connaissent très bien, tout en mettant
pudiquement des ***** sur ce que disent nos corsaires au roi d’Angleterre… Nos cousins
du Québec nous ont conservé « La Gatineau », chant des canotiers n’ayant rien à voir
avec le paisible canotage du bois de Boulogne : naviguer sur les rivières à fort courant,
avec souvent des portages de plusieurs kilomètres, n’avait rien d’une partie de plaisir.
C’est là-bas qu’on a gardé les fameuses gourganes (nom commun de la fève, ou fève des
marais) qui constituaient une partie de l’alimentation de base à bord ; pas plus mauvaise
qu’autre chose, mais on se lasse vite de les trouver tous les jours au menu, d’où la chanson
« le sort des matelots », interdite pendant longtemps dans la « Royale » ; la Royal
Navy, interdisant, elle, tous les chants… Pourtant, les gourganes avaient un gros avantage.
Stockées dans un endroit à peu près sec et à l’abri des rats, elle se conservaient pendant
des mois, mais il est bien connu que « l’ennui naquit un jour de l’uniformité » et selon le
même principe qui -au xixe siècle- interdisait aux patrons des bords de la Tamise de donner
à leurs apprentis du saumon plus de trois fois par semaine, les gourganes étaient donc
partiellement responsables « du sort lamentable des matelots ». Cette malheureuse fève
a même été omise par la plus récente édition du dictionnaire de l’Académie française…
Mais il n’y avait pas que des chants de manoeuvre : on chantait aussi sur le gaillard
d’avant, on chantait des complaintes, on chantait dans les ports. Les débardeurs chantaient
aussi et les mariniers véhiculaient airs et paroles à l’intérieur des terres. En général, tout
était a cappella, avec quelquefois un accordéon, si le travail était terminé. Nos matelots de
la Royale avaient leurs cibles favorites, souvent le bosco, qui en prenait pour son grade, au
moins pendant le temps du charivari, plus crié que chanté. Au xixe siècle, les habitants du
quai de la Fosse, à Nantes, se plaignaient du bruit des marins en goguette et de leurs chansons,
dont les paroles étaient « à faire rougir un reître ». Et encore, bien souvent les chants
avaient deux versions : l’une, non expurgée pour le bord, l’autre, édulcorée à terre.
L’arrivée de la machine à vapeur allait progressivement sonner le glas de la marine
à voile, et donc de ses manoeuvres pénibles et des chants qui les accompagnaient.
Parmi les derniers, les chants des pelletas1 embarqués sur les morutiers disparurent vers
1950. Heureusement, quelques passionnés perpétuent la tradition : des groupes de
chanteurs, professionnels ou amateurs se réunissent régulièrement ; en août prochain,
Paimpol verra encore une édition du Festival du chant de marin ; chaque année, fi n
février, Chicago a le sien, très prisé.
Et maintenant, reprenons tous en choeur « Au 31 du mois d’août ».
1 Chargés de faire de la place dans le sel des cales, pour qu’on y place les poissons vidés et étêtés ;
c’était un travail très pénible.
Chantons pour passer le temps…
Art maritime
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