Fallait-il construire le Titanic ?

Il y a cent ans, le Titanic

Fallait-il construire le Titanic ?

Alain Genty

Institut Français de la Mer

On aurait pu aussi intituler cet article « How big is best », comme disent parfois nos voisins britanniques.

Depuis le xviii siècle, les packet boats reliaient déjà le Nouveau Continent à l’Ancien, à la voile, bien sûr.

Un beau jour d’août 1833, une curieuse goélette quittait le port de Pictou, en Nouvelle Écosse. Elle avait à son bord sept passagers payants (20 dollars par personne, repas - sans vin - compris), à destination de Londres où elle arriva 25 jours plus tard, après avoir essuyé une terrible tempête. Bien que gréé, le Royal William, c’était son nom, avait une particularité : il n’utilisait pas ses voiles, mais était propulsé par une machine alternative qui actionnait deux roues à aubes. Long de 53 mètres, il n’avait rien d’un géant, mais il était le premier à traverser l’Atlantique à la vapeur. Une des machines était tombée en panne et il avait fallu dix jours pour la réparer.

En 1839, un certain Samuel Cunard, gros armateur du port canadien d’Halifax, réussit à signer avec l’Amirauté britannique un contrat pour le transport du courrier, à raison de deux voyages par mois dans chaque sens. Les transatlantiques étaient nés.

En 1840, le premier des trois navires construits par l’ingénieur écossais Robert Napier, le Britannia, prit la mer ; il était déjà trois fois plus gros et effectua la traversée en treize jours. C’était le début de la course au gigantisme.

La White Star Line, contrôlée par le magnat américain de la finance John Pierpont Morgan, décida en 1909 de construire trois géants, qui auraient pour nom Olympic, Titanic et Gigantic. Ce sont les chantiers Harland and Wolff, à Queenland, près de Belfast, qui furent choisis. C’étaient les plus grands de l’époque. Et il le fallait: 265 m de long, 2 machines à vapeur de 15 000 chevaux ; une turbine à basse pression de 16 000 chevaux, pour une puissance totale transmissible aux hélices de 46 000 chevaux !

Ils pouvaient filer 23 nœuds, vitesse considérable, même de nos jours.

Certes, l’idée d’offrir luxe et autres superlatifs aux passagers faisait partie des objectifs de la White Star, mais le filigrane était bien différent : la conquête du Ruban Bleu, attribué depuis 1838 au navire qui détenait le record de vitesse de la traversée.

Pour le Titanic, la tentative se transforma en drame : lors de son voyage inau- gural, en avril 1912, le commandant Edward Smith, marin expérimenté, était bien au courant de la présence d’icebergs sur son parcours ; pour un mois d’avril, bien plus au sud que d’ordinaire. Mais le Titanic était équipé de la T.S.F et il était donc au courant ; seulement voilà : il y avait ce fameux Ruban Bleu, et plutôt que de faire route plus au sud, en allongeant le parcours, il préféra faire renforcer la veille, avec les dramatiques conséquences que l’on connaît.

Passons sur le problème des caissons « étanches », car personne aux chantiers (ou ailleurs), n’aurait pensé que l’eau puisse monter au dessus du pont E, qui était au niveau du haut des caissons.

Il reste en fin de compte - comme souvent - l’erreur humaine, et quand on fait naufrage avec une vedette qui peut embarquer 7 passagers, on risque la mort de 7 personnes ; quand on fait naufrage avec un navire qui peut en embarquer 2 230 et qui - avec l’équipage - en avait environ 2 200 lors de la traversée (on ne saura jamais combien avec certitude), on risque beaucoup plus : environ 1 500 victimes (les chiffres varient selon les sources, mais comme on ne connaît pas vraiment le nombre des embar- qués, on ne peut déduire celui des survivants pour avoir la réponse)

Le récent naufrage du Costa Concordia ne fait que confirmer : le nombre de pertes humaines aurait pu être encore plus dramatique s’il n’avait pu être échoué sur une plage.

Le gigantisme augmente les fameuses « économies d’échelle », c’est bien connu, mais il augmente aussi le risque.

Dans le secteur du pétrole, on se souvient de l’expérience pas si lointaine des so- ciétés Elf et Shell, qui avaient fait construite quatre super-pétroliers de 550 000 tonnes. Après quelques voyages, on réalisa rapidement que les ports en eau profonde suscep- tibles de les accueillir en charge étaient très peu nombreux et que ceux qui ne l’étaient pas n’avaient pas l’intention d’engager les travaux gigantesques du type de ceux faits en France avec l’aménagement d’Antifer, près du Havre. Le record fut battu par le Seawise Giant, avec ses 458,46m de long et 564 650 tpl. Petit ennui : il ne pouvait passer ni Panama, ni Suez, ni même la Manche !

Il fallait donc alléger les navires, souvent dans plusieurs endroits, avant qu’ils ne puissent faire escale avec le tirant d’eau requis. Adieu donc, l’économie d’échelle. Ils ont donc tous finis au déchirage, après avoir servi quelques années comme stockages flottant. Triste fin...

Nous sommes maintenant aux porte-conteneurs en chantier, pour le compte de l’armateur danois Maersk, le plus gros du monde dans ce domaine. 18 000 EVP (équivalents vingt pieds). Des milliers de boîtes empilées les unes sur les autres, dont la majeure partie en pontée. On sait que leur arrimage, par les pièces de coins, bien que solide, ne résiste pas aux violentes tempêtes.

Les minéraliers ne sont pas de reste avec la mise en service par le groupe mi- néralier brésilien Vale d’un 400 000dwt1, (362 m de long) le Vale Brasil avec en vue la fourniture aux aciéries chinoises d’un minerai pouvant concurrencer celui des aus- traliens. Mais voilà, l’Association des armateurs chinois voit d’un très mauvais œil ce redoutable concurrent et a profité d’une fuite de carburant aux essais pour dire que ce type de navire n’était pas encore au point et qu’il fallait donc lui interdire l’accès aux

ports du pays capable de le recevoir (pour l’instant trois) On assiste donc à la nais- sance d’une nouvelle catégorie de VLOC (very large ore carrier) : le Valemax. Un 380 000 tonnes, le Berge Everest a finalement été admis en Chine le 28 décembre 2011. Les utilisateurs chinois (aciéries) sont pour, mais la Chinese Shipowners Association fait le maximum pour que les 35 plus grands « Valemax» en soient exclus. Le vrai bras de fer est donc entre Chinois.

La mer ne pardonne pas les erreurs : un navire roulier, une fois sa cargaison de voitures débarquée, offre une importante surface au vent et le fait de remplir les ballasts n’est pas toujours suffisant.

Ajoutons-y le problème de l’assurance : plus c’est gros, plus il y a de cargaison, donc plus y a de valeur à assurer, tant en coque qu’en facultés. Imaginez : 18 000 EVP2 ! Plus d’un milliard de dollars à assurer ! À partir de 2014, le groupe danois A.P. Moller doit commencer la mise en service de 18 navires de la classe « triple E » : 400 mètres de long !

Il est bien évident qu’en cas de gros temps, ils n’iront pas s’abriter au Croisic. La somme est encore supérieure pour un paquebot avec plusieurs milliers de passagers à bord. Le risque - vu les sommes importantes - est maintenant autant du côté de l’as- sureur que de l’assuré.

Il suffit pour s’en convaincre de lire le rapport sur le gigantisme, établi par l’Institut Français de la Mer, avec le concours du Cluster Maritime Français et d’Arma- teurs de France. (www.ifmer.org)

En augmentant les capacités, on augmente les problèmes : petit navire nau- fragé, petite pollution, gros navire, grosse pollution.

Si les techniques modernes permettent de construire des navires de plus en plus grands et de plus en plus performants, il ne faut jamais oublier que les armateurs sont avant tout tributaires de la bonne santé du commerce mondial (sans compter les fortunes de mer).

En cas de récession, un bateau de classe moyenne est beaucoup plus utile qu’un géant, prévu pour un nombre limité d’escales (là encore, peu de ports peuvent recevoir ces mastodontes). Donc, pour les porte-conteneurs, il faut avoir recours à la ventilation par cabotage (feedering) ; là encore, adieu l’économie d’échelle. On met les grandes unités à la chaîne, d’où pertes d’exploitation.

Fallait-il construire le Titanic ?

Fallait-il construire le Pierre Guillaumat ?

Fallait-il construire l’Emma Maersk ?

Fallait-il construire le Vale Brasil ?

Petit navire, petits problèmes, grand navire, grands problèmes ?

Et pour finir, nous revenons au fameux « How big is best » de nos insulaires voisins.

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